Manuel typographique de Fournier, tome I, 1764
chap. IX, p. 49-63.

Chapitre
VIII 
Chapitre
 X
Premier folio
49
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IX — De la musique – caractères nouveaux


#De la musique – caractères nouveaux

Il y a déjà longtemps que j'ai imaginé les moyens de graver, pour l'impression de la musique, des caractères de fonte semblables à ceux de la taille-douce, dont le goût généralement reçu a fait perdre l'usage des anciens caractères que l'imprimerie nous a fournis jusqu'à présent ; mais j'en avais différé l'exécution, à cause du privilège dont je viens de parler. Enfin, persuadé qu'un pareil privilège ne pouvait s'étendre jusqu'à empêcher de nouvelles découvertes et à s'opposer aux progrès des arts, je me déterminais à faire mon premier essai en janvier 1756, après en avoir reçu la permission des Magistrats qui veillent sur l'imprimerie. L'accueil favorable qu'on a fait à ces nouveaux caractères m'a engagé à les travailler de nouveau, pour leur donner la #perfection dont je les croyais susceptibles.

*[Longue note mise ici en pleine justification.]

M. Breitkof, célèbre fondeur de caractères et imprimeur à Leipzig, avait également imaginé de nouveaux caractères de musique, qu'il a fait exécuter par un habile graveur en 1755*.
[Suite du texte : ]

Ces caractères sont devenus si intéressants pour l'imprimerie, que déjà plusieurs personnes se disputent la gloire de les avoir inventés. Ces personnes sont MM. Breitkof à Leipzig, les frères Enschede, fondeurs et imprimeurs à Harlem, et Rosart, graveur et fondeur d'abord à Harlem, à présent à Bruxelles. Ces diverses prétentions étant de nature à répandre de nouveaux nuages sur la partie historique de l'imprimerie, qui n'en est déjà que trop chargée, j'ai tâché d'éclaircir ces faits. Voici ce que j'ai appris. M. Breitkof, à qui je me suis d'abord adressé, a bien voulu me donner des éclaircissements qui dépendaient de lui. Il me marque qu'il est véritablement l'inventeur de ses caractères de musique, dont il a formé un plan qu'il a distribué par parties à un nommé Schmidt, graveur ambulant, qui était venu de Berlin chez lui. Il commença vers Pâques 1754 ; mais ce graveur ne connaissait rien à la musique, et M. Breitkof ne lui communiquant son plan que par parties, pour ne pas risquer sa découverte, ce premier essai ne réussit pas ; il fallut recommencer l'opération. Le second essai parut au mois de juillet, lequel était fort médiocre et plus petit qu'il ne devait être, et l'unique fruit que j'en tirai, marque-t-il, fut de savoir que mon plan était praticable. Il fit commencer de nouveau ce caractère #avec une patience presque incroyable, ajoute-t-il, et au mois de septembre suivant, il n'en eut que ce qu'il fallait pour composer une chanson de quatre lignes, qu'il fit présenter à M. Gottsched à la Princesse royale et électorale de Saxe. Cette princesse, qui venait de composer un drame en Italien, intitulé Il Trionfo della Fedeltà, qu'elle avait aussi mis en musique, fut charmée de cette nouvelle invention, et la jugea digne d'être mise en usage pour l'impression de son drame. Cela m'encouragea, dit M. Breitkof, d'achever mon ouvrage et de perfectionner mon invention.
   Ce caractère fut enfin parfait en février 1755 ; il servit d'abord à imprimer un sonnet mis en musique par M. Grafen, Secrétaire de la Chambre à Brunswick, lequel sonnet fut fait sur le drame de S.A.R. et dédié à cette princesse. La seconde production de ce nouveau caractère fut l'impression de ce même drame en 1756 : dans l'annonce qu'on en fit, on attribue l'invention des caractères à M. Breitkof, honneur qu'il s'était réservé par une souscription à la fin du dit ouvrage. La prétention qu'il forme à l'invention de ce caractère est fondée sur ces titres, soutenus par cinquante-et-un ouvrages qu'il a imprimés en musique depuis 1755 jusqu'en 1761, et dont il m'a donné la liste.
   Il y a environ deux ans que MM. Enchede firent annoncer dans le Journal étranger, qu'ils venaient de faire graver un nouveau caractère de musique, et qu'on ne refusera pas à la ville de Harlem la gloire de cette invention. Peut-on revendiquer l'honneur de l'invention des caractères de musique pour #la ville de Harlem, cinq ou six ans après que de pareils caractères aient été employés à Leipzig, et que j'en ai publiés à Paris qui sont faits d'une autre manière ? C'est sur de semblables titres qu'on a voulu autrefois, et que quelques personnes veulent encore, établir l'origine de l'imprimerie à Harlem. MM. Enschede m'ont fait l'honneur de m'écrire une lettre en date du 11 novembre 1757, dans laquelle ils me marquent : Nous avons vu la musique de l'INVENTION de M. Breitkof ; nous trouvons ladite méthode possible, mais bien laborieuse et avec beaucoup de frais. Nous vous prions de nous envoyer un échantillon de la vôtre. Comme ils n'avaient encore rien produit pour lors dans ce genre, et que les caractères de musique qu'ils ont fait graver depuis sont une fidèle imitation de ceux de Leipzig, ils n'en sont donc pas les inventeurs ; leur aveu en est garant.
   M. Rosart a mis un échantillon d'un pareil caractère de musique qu'il a gravé, dans le recueil des épreuves de ses caractères, avec une note par laquelle il marque qu'il en est l'inventeur ; et il a fait annoncer la même chose, l'année dernière, dans la Gazette de Bruxelles. Sur les représentations que je lui ai faites de ce qu'il venait si tard revendiquer la gloire de cette invention, il m'a fait réponse que des raisons particulières l'avaient empêché de publier plus tôt son caractère, qu'il avait commencé en 1750 à Harlem, où il en avait fait voir plusieurs épreuves. Ces raisons ne me paraissent pas assez fortes pour détruire ce qu'on vient de voir en faveur de M. Breitkof.
   Quant aux caractères de musique que j'ai gravés et #publiés en 1756, ils sont fait par un mécanisme tout-à-fait différent, comme on va bientôt le voir, et personne ne m'en dispute l'invention. Si par la suite j'ai jugé à propos d'en faire d'autres, en rapprochant plusieurs parties de ces deux opérations, je n'annonce pas ces derniers comme étant entièrement de mon invention, mais seulement comme une amélioration.

[Début du texte.]
Nous nous sommes rencontrés# pour la figure des notes, mais non pour l'opération de les graver et de les fondre.# En prenant quelque chose de ces deux manières, j'en ai formé un troisième que j'ai #employée dans la gravure d'un second caractère.

Au mois de janvier 1756, je fis mon premier essai de caractères de musique, de façon à être imprimés par rentrée, toutes les parties étant si bien combinées que les notes et autres figures tombent, par une seconde impression, à l'endroit des barres ou lignes qu'elles doivent occuper, ainsi que sur les traits obliques destinés à former les croches simples, doubles ou triples.

Toutes les parties sont partagées pour être fondues sur cinq corps, relatifs les uns aux autres, par degrés égaux. C'est sur ces cinq corps qu'il faut régler la grandeur des objets qui doivent y être représentés.

On règle d'abord la distance des lignes par un filet que l'on fond sur le premier et plus #petit corps ; cinq de ces filets, liés les uns sur les autres, forment la totalité des cinq corps, et marquent les distances des lignes qui servent de règles pour le tout ; après avoir gravé une note noire ou blanche, on en fond plusieurs dans l'approche qui leur convient : celles-ci servent à décider la largeur de tous les objets qui composent ces caractères, dont la plus grande partie sont de l'épaisseur de cette première note ; les autres sont juste de deux, trois, etc.

Les hauteurs de 2, 3, 4 et 5 filets sont prises et rendues dans autant de calibres, ainsi que la largeur d'une ou de plusieurs notes  ; lesdits calibres sont destinés à mesurer la hauteur et la largeur des poinçons.

Ces préparatifs étant faits, on grave les poinçons à cinq filets sur le cinquième corps : il faut que l'épaisseur de ces filets soit depuis une demi note jusqu'à cinq ou six. On grave aussi sur le même corps la clef de G ré sol, une note noire dont la queue tient tout le corps, la barre transversale de mesure et la figure de la reprise.

Sur le premier corps, on grave des filets #simples de la largeur de 1, 2, 3 et 4 notes, puis les figures de dièse, points, cadences, la note ronde, les syncopes, et les traits droits et obliques destinés à former les tirades de croches simples, doubles ou triples, dont voici quelques exemples,
lesquelles reçoivent les queues de notes à la seconde impression : ces traits sont composés et imprimés d'abord avec les lignes ou filets.

Sur le second corps, on grave les noires, les pauses ou soupirs, les bémols, les bécarres, et les syncopes plus larges que celles du premier corps.

Sur le troisième corps, on fait la clef de Fa, des notes noires et blanches, et des ports de voix portant simple et double croche.

Sur le quatrième, on fait encore des notes blanches et noires, parce qu'il en faut dont les queues soient à différents degrés de longueur, puis des croches et des doubles croches ; et afin de rendre la composition plus facile et l'impression plus agréable, on grave encore sur ce quatrième corps des poinçons portant la figure de plusieurs notes liées ensemble,# dont l'usage est le plus ordinaire, comme celles-ci,
et autres, que l'on peut augmenter à volonté ; lesquelles étant d'épaisseur égale à 2, 3 et 4 notes simples rentrent dans la combinaison générale. Un point important est de tailler ces poinçons de manière que le rond des notes se rencontre juste sur ou entre les filets. Pour cela, on trace sur la surface polie de l'acier, avec le calibre pointé, les filets qu'il peut contenir ; puis, sur ou entre ces filets, on trace la figure des notes, que l'on dégage de la masse qui les environne avec la lime ou au contre-poinçon ; ensuite on retouche et on repolit le tout, comme on l'a vu ci-devant.

Toutes ces notes et figures sont destinées à monter et à descendre à différents tons, par le moyen des cadrats fondus de même largeur que les figures, lesquels étant mis dessus ou dessous les notes, leur font prendre la place que l'on veut. Voilà le mécanisme de mes premiers caractères de musique.

#Ma seconde musique est bien plus compliquée, et demande plus de poinçons : la gravure en est difficile, à cause de la précision qu'exigent toutes ses parties, mais par là on évite une seconde impression. C'est à cette seconde opération que je vais m'arrêter plus particulièrement, comme étant la plus utile.

Ce nouveau caractère peut contenir jusqu'à 160 poinçons, dont la plupart ne présentent à la vue rien qui annonce sensiblement des caractères de musique ; ce n'est que par la combinaison des parties qu'on les forme. L'art de les graver consiste en ce que les dimensions de toutes ces parties soient si bien prises, que composées ensemble, les traits perpendiculaires, horizontaux et obliques se rencontrent exactement et ne fassent qu'un tout : c'est là le point difficile, et le chef d'œuvre de la gravure.

Voyez l'article des Points typographiques expliqués ci-après. [chap. XVII, page 125]

Les opérations préliminaires qu'on emploie pour prendre les dimensions du premier caractère dont je viens de parler, sont aussi celles dont on se sert pour celui-ci, qui doit être fondu également sur cinq corps. Les distances des lignes et des queues des notes sont #décidées comme on l'a vu : quant à la grosseur de ces caractères, voici comme elle est réglée. Le plus en usage pour les livres de pupitre se fait sur les corps de Nompareille, Cicéro, Gros-romain, Palestine ; le cinquième est un corps particulier de trente points typographiques*. Le premier corps contient 6 de ces points, le second 12, le troisième 18, le quatrième 24, et le cinquième 30 ; ce qui fait une gradation égale à six points typographiques à chaque corps.

Pour un caractère plus petit, propre à l'impression des recueils d'airs, la gradation des corps n'est que de quatre points. Le premier, qui en porte quatre, est un corps particulier auquel on a donné le nom de Perle ; le second est le Petit-Texte, qui en a huit ; le troisième, qui est le Cicéro, en a 12 ; le quatrième, qui est le Gros-Texte, en a 16, et le cinquième qui en a 20, est le Petit-Parangon. Voilà les gradations nécessaires pour diriger la grosseur de deux caractères de musique les plus propres# à l'usage de l'imprimerie. On distingue le premier par gros caractère de musique, le second par petit caractère de musique.

Je ne présente pas ici les figures que chacun des corps doit porter ; on les trouvera ci-après détaillées par ordre sur la Police des caractères de musique, dans la deuxième partie de cet ouvrage. [page 286]

Il y a quatre degrés principaux de justesse à observer dans la taille de ces poinçons ; savoir la distance des filets transversaux qui forment les cinq lignes, les traits perpendiculaires pour les queues de notes, les traits obliques pour les tirades des croches, et la largeur réciproque de toutes les figures, qui doivent être égales ou correspondantes les unes aux autres.

Pour réussir dans toutes ces parties, je commence par dresser les cinq moules dans la proportion qui leur convient ; cet article essentiel étant fini, je fonds sur le premier cinq filets, exactement au milieu dudit corps, comme je l'ai déjà expliqué, lesquels dirigent les premiers degrés de justesse par la séparation égale des lignes ; de ces filets, je forme quatre calibres,# taillés dans une feuille de laiton, lesquels portent deux, trois, quatre et cinq filets ; on assujettit à ces distances l'étendue du poinçon, à raison du nombre de filets qu'il doit porter ; je taille ensuite sur le même laiton cinq autres calibres qui contiennent chacun l'étendue d'un des cinq corps, pour y assujettir les figures qui tiennent toute l'étendue desdits corps, puis deux autres calibres servant à régler l'obliquité des traits qui doivent lier les notes et en faire des croches simples, doubles ou triples.

Ces gros traits obliques portent sur le même poinçon des petits traits perpendiculaires destinés à recevoir les queues des notes ; il faut donc que la distance de ces queues soit exactement prise, et c'est là le second degré de justesse. Pour cela, j'assemble plusieurs notes à queue, les unes à côté des autres, lesquelles sont fondues à demeure, et sans pouvoir varier, dans l'approche qui leur convient ; je prends la distance de ces queues sur une lame d'acier, à l'un des bouts de laquelle je taille quatre éminences pointues aussi distantes les unes des autres que quatre queues le sont #entre elles, de même que je taille à l'autre bout cinq éminences également pointues qui marquent la distance de lignes. Cet acier trempé sert, par le moyen du guide dont j'ai déjà parlé, à tracer sur les tiges des poinçons polis et dressés carrément, les traits des lignes, et dans un autre sens ceux des queues ; cela forme des carrés sur lesquels on trace les figures nécessaires.

Les notes à queues qui ont été fondues règlent encore la largeur réciproque des autres figures, qui doivent être par parties égales de deux, trois ou quatre desdites épaisseurs : il faut encore tailler des calibres pour ces diverses largeurs, ou mesurer la largeur des poinçons sur le métal desdites notes mises à côté les unes des autres.

Les poinçons qui ont besoin d'être contrepoinçonnés, le sont d'abord dans l'endroit, à peu près, où le creux doit être formé ; ensuite on en dresse et polit la surface sur la pierre à l'huile ; on lime et on équarrit l'extrémité jusqu'à ce que le poinçon entre juste en hauteur et en largeur dans les calibres où il doit passer, après toutefois qu'on l'ait présenté plusieurs# fois au guide pour voir si les pointes du calibre d'acier se rencontrent juste au défaut du contrepoinçon, où les traits doivent marquer ; après quoi, on évide et on taille le poinçon de manière que tous les traits marqués dessus restent dans la même place. Quand on a atteint les traits marqués, on passe de nouveau le poinçon sur la pierre à l'huile, en le conduisant carrément par l'équerre à polir ; pour lors les traits tracés ne paraissant plus, on a recours aux modèles de fonte, savoir à ceux des cinq filets liés les uns sur les autres et des quatre notes réunies ; on présente les filets et ces queues aux endroits du poinçon que l'on retouche, jusqu'à ce que les parties soient d'accord.

Un autre moyen qu'on peut mettre en usage, est de noircir ces modèles à la fumée d'une bougie, et de les imprimer sur une carte. On coupe cette carte au niveau des filets, et vis-à-vis on présente ceux du poinçon : le noir des uns, le blanc et le brillant des autres forment un contraste qui fait mieux sentir la différence qu'il pourrait y avoir entre-eux, et par-là on peut apprécier davantage la perfection du poinçon.

#Il y a des figures qui ne tiennent que la moitié du corps qui les porte, d'autres qui en occupent la totalité ; enfin il y en a d'autres qui l'excèdent en partie, en crénant sur le corps ; la Police indiquera toutes ces différences.

La description de la fonte et de la composition de ces nouveaux caractères, ainsi que les planches gravées où les calibres sont figurés, achèveront de donner une idée complète de tout ce mécanisme.



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