Manuel typographique de Fournier, tome I, 1764
chap. XVI, p. 115-124.

Chapitre
XV 
Chapitre
 XVII
Premier folio
115
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XVI — Du régule d'antimoine


#Du régule d'antimoine

L'usage du régule est peu étendu ; de là, vient que dans les traités de chimie qui donnent la manière de le faire, on ne trouve des procédés que pour de petites doses, ce qui #n'est pas praticable pour ceux qui en font un objet de commerce. Une ou deux personnes au plus, établies à Paris, suffisaient pour en fournir à tous ceux du royaume qui en faisaient usage ; aussi le maintenait-il toujours cher. Le besoin continuel que j'en ai m'a mis dans le cas d'en chercher la manipulation. J'ai fait faire les instruments nécessaires, et j'en ai fabriqué avec succès pour mon usage, après quoi j'en ai fait établir une manufacture à Orléans : celle-ci a servi de modèle pour en former d'autres, et par là j'ai procuré l'avantage de le rendre plus commun et de l'avoir à bien meilleur compte qu'auparavant. C'est donc d'après ma propre expérience, que je vais décrire la manière dont on le fabrique.

La substance du régule est renfermée dans l'antimoine, d'où il faut le tirer par des opérations chimiques. L'antimoine ainsi appelé parce que Basile Valentin, moine, qui l'avait donné comme remède à ses confrères, à qui il fut contraire, parce qu'il avait été mal administré ; l'antimoine, dis-je, est un minéral métallique qui, par le moyen de la fusion, se tire des morceaux de mine, et des pierres blancheâtres #et cristallines dans lesquelles il est renfermé. On en trouve dans plusieurs provinces de la France, en Auvergne, dans le Limousin, dans l'Angoumois, en Languedoc, dans le Poitou, en Bretagne, dans les environs de Moulins : plusieurs endroits de l'Allemagne, la haute Alsace et surtout la Hongrie, en fournissent beaucoup. Ce sont là les principaux endroits d'où l'on peut en tirer.

L'antimoine est un corps solide, de la couleur du plomb, mais fiable et pesant : le meilleur est le plus dur, le plus lourd et celui qui renferme une plus grande quantité de filets brillants comme du fer poli. Il contient des parties sulfureuses, salines et huileuses, qui composent presque la moitié de la masse ; le reste est la partie réguline, dont il faut faire le départ.

Pour cela, on pulvérise l'antimoine dans un mortier, puis on le passe sur un sas dont les trous sont grands tout au plus comme de petites lentilles ; on pile de nouveau ce qui reste dans le sas, et on réduit le tout en poudre, qu'il s'agit de faire calciner dans un four de huit à neuf pieds de profondeur sur environ sept de large.

On ménage dans la profondeur du four deux petits murs de brique de six à huit pouces de haut, l'un à droite, l'autre à gauche, à un pied de distance, dans la partie la plus grande du cerle ou des parois latérales dudit four, ce qui sert de foyer. Par ce moyen, l'âtre forme un carré long, dans lequel on met deux cents ou deux cent cinquante livres d'antimoine pulvérisé : dans les deux parties collatérales, on met du bois sec ; lorsqu'il est allumé, il fait un feu de réverbère qui tapisse la voûte du four et échauffe la masse de l'antimoine. On fait d'abord un grand feu, pour échauffer cette masse ; lorsqu'elle commence à blanchir sur la superficie, et qu'elle jette une fumée un peu épaisse, on se met à la remuer, et on ne discontinue point pendant dix, douze et quelquefois quinze heures de suite, selon que l'antimoine est plus ou moins chargé de parties étrangères au régule. On se sert pour cela d'une ratissoire de fer d'un pied et demi de large, courbée comme celle d'un ramoneur, garnie d'un long manche aussi de fer, auquel on en adapte un autre de bois, les deux ayant ensemble environ dix à douze pieds de long.

#En face de la bouche du four pend une chaîne de fer attachée au plafond, elle sert à soutenir le manche de la ratissoire par le milieu ; au moyen de quoi l'ouvrier, éloigné du four de plusieurs pieds, pour n'être pas incommodé des vapeurs qui en sortent et qui se perdent par la cheminée, tient le bout du manche, qui étant soutenu par le milieu, lui donne la facilité de faire aller et revenir aisément la ratissoire par un mouvement de bascule. On ramène ainsi peu à peu l'antimoine sur le devant du four, en observant, autant qu'il est possible, de mettre dessous ce qui était dessus. Quand la masse est sur le devant, on la repousse dans le même ordre au fond, et ainsi alternativement jusqu'à la fin de l'opération.

À mesure que la masse s'échauffe, il faut ralentir le feu et l'entretenir ensuite dans un degré égal, propre seulement à calciner l'antimoine et non à le fondre. C'est une précaution à laquelle il faut être extrêmement attentif, sans quoi il en résulte beaucoup de peine pour l'ouvrier : ces petits grains commençant à se fondre, s'attachent promptement les uns aux autres, et forment en peu de temps des #masses solides dont il n'est plus le maître. Quand cet accident est encore léger, il faut promptement ôter et redoubler de vitesse pour détacher les petites masses, en les agitant avec la ratissoire ; mais si l'on s'est trop laissé gagner par l'activité du feu, il faut l'éteindre entièrement, interrompre l'ouvrage et pulvériser de nouveau ces petites masses solides, ce qui diminue la quantité et altère la qualité de l'antimoine, sans parler de la perte du bois et du temps.

Lorsque les vapeurs sont considérablement diminuées, la calcination approche à sa fin ; elle est réputée parfaite, quand la matière ne fume presque plus et que les petits grains sont arrondis et de couleur briquetée : cela fait, on laisse s'éteindre le feu, et la matière reste dans le four jusqu'au lendemain.

Plus l'antimoine était chargé de parties sulfureuses et salines, plus il a reçu de déchets à la calcination : ordinairement ce déchet va de quarante à cinquante pour cent, c'est-à-dire qu'il ne reste plus guère que la moitié de la mise ; cette moitié est le régule, qui a encore besoin d'être purifié : voici comment.

#On fait un mélange de cette matière calcinée avec du tartre ou de la gravelle. Le tartre est cette couche ou dépôt qu'un long séjour du vin a laissé aux parois intérieures des tonneaux ; c'est un sel qui s'alkalise par le feu et devient un dissolvant. La gravelle a moins de vertu, mais elle sert à défaut du tartre ; c'est la lie du vin, dont les vinaigriers ont exprimé le fluide pour faire du vinaigre. On forme de cette lie des pains que l'on fait sécher, et que l'on pulvérise ainsi que le tartre : on peut même mêler ces deux ingrédients ensemble.

[Paragraphe ajouté conformément à l'Errata, page 324] :
Pour purifier l'antimoine calciné, on peut se servir aussi de cendres gravelées qui proviennent de lie de vin brûlée. Soit que l'on se serve de tartre, de gravelle, ou de cendres gravelées, il faut y ajouter une poignée de charbon pilé, par chaque creuset, ou l'équivalent mêlé avec la mixtion préparée pour être mise au Creuset. Il faut que les creusets soient rougis par le feu avant que d'y rien mettre.

La dose de tartre ou de gravelle est de près d'un tiers du poids de la matière calcinée, ou de deux livres et demi de ces ingrédients sur six livres de matière calcinée. Le tartre agit avec plus d'activité sur cette matière et la purifie mieux ; aussi ne doit-on employer la gravelle, en tout ou en partie, qu'à défaut de tartre, qui est plus rare et plus cher. On mêle le tout ensemble du mieux qu'il est possible, puis on en remplit des creusets de douze à quinze pouces de haut, que l'on met dans un fourneau carré qui peut en contenir quatre ou six ; ou #bien, si le fourneau est long et étroit, pour lors les creusets sont à côté les uns des autres sur une file. On remplit de charbon le fourneau jusque par dessus les creusets, et lorsque le tout est bien échauffé, on couvre négligemment le fourneau avec un morceau de tôle, pour concentrer la chaleur. Cette mixtion reste, pendant deux heures, exposée au grand feu ; elle y bout et s'agite, jusqu'à ce qu'elle soit complètement fondue.

Pour savoir si la fusion est parfaite, on trempe dans le creuset une verge de fer ; lorsqu'elle ne trouve aucune résistance et que le bout trempé sort chargé d'une partie qui paraît être vitrifiée, qui file et qui se consolide en peu de temps, le métal est en état d'être retiré. On a de petites poêles à braise, de fonte, qui servent de moule ; on les fait chauffer, et après les avoir un peu graissées, on enlève le creuset avec une pince recourbée qui l'embrasse, et on le vide dans le moule ; on frappe doucement les parois extérieures, pour obliger le régule à descendre au fond et à se séparer des scories qui montent au dessus ; peu à peu ces scories se gercent et se fendent en se consolidant#, après quoi quelques légers coups de marteau achèvent de les séparer : le régule se trouve au dessous, étoilé de mille traits brillants qui se croisent en différents sens. Que l'on casse ce régule en morceaux, on trouvera les différentes faces des cassures aussi polies et aussi brillantes que des glaces. Cette substance métallique, ainsi dégagée des corps étrangers qui l'environnaient, est dure, sèche, friable et d'un blanc argenté.

* Ceux qui fabriquent le régule conservent ces scories, et après en avoir enlevé quelques légères parties de régule qui y reste, ils les emploient dans la composition du crocus, qui est un purgatif pour les chevaux.

On ne donne pas toujours au régule, par cette première opération, toute la pureté dont il est susceptible ; c'est ce qui fait qu'on est quelquefois obligé de la réitérer, surtout lorsque le départ des scories ne s'est pas bien fait, ce qui laisse au régule une couleur terne et manquée. On concasse ce régule et on le remet au creuset ; on y ajoute une partie des scories les plus vitrifiées, c'est-à-dire, celles qui approchent de la couleur d'olive ou du verre de bouteille*, #que l'on mêle avec une poignée d'antimoine calciné et très fin, à quoi on ajoute autant de tartre : cela aide à former une nouvelle croute de scories sur le régule, qui se trouve dessous plus pur et plus brillant. Enfin, pour le purifier davantage, il faut ajouter, soit lors de la première fusion, soit lors de la seconde, si elle a lieu, six à huit onces de salpêtre mêlées avec la matière calcinée et avec le tartre dont j'ai parlé ci-dessus, par chaque creuset : à la vérité, il en coûte davantage, tant à cause de l'achat du salpêtre que de la diminution du poids du régule, mais ausi en est-il plus parfait.

Je dois relever ici le préjugé trop commun, qui fait regarder l'antimoine comme un poison, et nos ouvriers comme des gens bien malheureux, d'être obligés de travailler avec ce minéral. Les médecins en tirent des secours pour le soulagement des hommes et des animaux, et ne le regardent pas comme un poison. Le régule surtout, plus pur que l'antimoine, ne cause aucune sorte d'incommodités à nos ouvriers ; c'est une vérité prouvée par l'expérience.



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