Extrait des Actes du 4e Colloque sur l'Histoire de l'Informatique
Jacques André et Pierre E. Mounier-Kuhn (eds.),
410 p., INRIA-Rennes, 1995, ISBN 2-7261-0938-1, p. 7-27.


Le ministère de la Guerre et la mécanographie dans les années 1930 : entre la nécessité de soutenir la Compagnie des machines Bull
et le besoin de solutions compétitives

Olivier DARRIEULAT*
Université de Paris-X-Nanterre


Résumé. Grâce à l'utilisation de la mécanographie à partir des années 1930, les services de l'Armée sont en mesure d'exercer une tutelle plus efficace, de prévoir les besoins avec plus de précision, et cela avec des allocations de ressources moindres. Face à un démarrage technique précoce et face à la puissance financière et commerciale des firmes anglo-saxonne IBM et SAMAS-Powers, l'aisance avec laquelle le constructeur français de matériel mécanographique, la Compagnie des machines Bull, dépourvu de références et affichant de lourdes pertes financières, parvient à remporter les marchés publics peut paraître surprenante.
Si l'argument national prend le pas sur les faiblesses de l'entreprise dans la première moitié des années 1930, lorsque le ministère de la Guerre décide de s'équiper plus massivement, il ne peut continuer de faire fi de l'offre américaine et anglaise.

Abstract. From the thirties on, the use of punched-card machines has allowed the Army department to exercise a more efficient supervision and to anticipate more precisely the needs while saving money. The Anglo-Saxons companies – IBM and SAMAS-Powers Accouting Machines Ltd – experienced an early technical stand backed up by a financial and commercial power. It therefore might seem surprising to note how easily the french manufacturer of tabulators, the Compagnie des machines Bull, succeeded in winning markets despite a lack of references and heavy financial losses.
ln the early thirties, the company's nationality prevailed over its weak points. However, when the ministry of War decided to acquire a complete equipment, it could not keep ignoring Anglo-Saxons offers.


Le ministère de la Guerre est l'une des premières administrations françaises à s'équiper de machines à cartes perforées pour mécaniser certains travaux de statistiques et de comptabilité. La réalisation des premiers essais s'opère en même temps que la création de la société H.W. Egli-Bull en 1931, qui installe à Paris une usine chargée de l'exploitation industrielle de brevets de machines mécanographiques d'origine norvégienne. Comme la filiale française de la sociét H.W. Egli se transforme rapidement en une société indépendante – elle prend alors le nom de Compagnie des machines Bull (CMB) en 1933, le ministère soutient le démarrage de la jeune firme en lui attribuant la quasi-totalité des commandes pour ses centres mécanographiques expérimentaux aux dépens des concurrents étrangers – la Société internationale des machines commerciales (S.I.M,C.)1, et la Société anonyme des machines à statistiques (S.A.M.A.S.)2 – implantés commercialement sur le marché français depuis plus de dix ans.

Dans une période – les années 1931-1935 – où l'entreprise menace de disparaitre et commercialise avec retard une gamme très incomplète de matériels présentant tout au plus les mêmes fonctionnalités que celle des autres constructeurs, la Commission générale d'étude d'application de la mécanographie du ministère de la Guerre s'adresse systématiquement au constructeur français. La SIMC et la SAMAS n'ont que très rarement accès à ce marché public ; le plus souvent, elles équipent les centres mécanographiques seulement de matériels annexes, comme la perforatrice.

Ce marché devient un véritable enjeu entre les trois constructeurs, en particulier entre IBM et Bull, dès lors que le ministère de la Guerre prévoit d'effectuer un effort financier sans précédent pour moderniser ses services administratifs et comptables en installant définitivement les équipements mécanographiques déjà en place, en les complétant de nouvelles machines auxilliaires et, enfin, en généralisant leur utilisation dans plusieurs de ses Directions. Dans la seconde moitié des années 1930, ces investissements pourraient ouvrir la voie à une forte croissance de la CMB, alors en proie à nouveau à de très graves difficultés financières. Ses dirigeants, qui cherchent à convaincre des capitalistes français du bien-fondé du maintien d'une majorité de capitaux nationaux afin de sauvegarder l'indépendance de la firme, prétendent que ce marché étatique est indispensable pour consolider le démarrage de l'entreprise.

En réalité, les contraintes budgétaires et les choix du ministère favorisent peu le décollage de l'entreprise. L'accès à ce marché public s'ouvre aux constructeurs étrangers. Au même moment, l'Armée décide d'équiper de matériels mécanographiques uniquement ses services qui en ont fait l'expérience pendant deux ans. Désormais, la Compagnie des machines Bull constitue le principal fournisseur du ministère et non plus l'unique.

Comment expliquer cette érosion des positions du constructeur français sur un marché qui lui est familier et qui tend jusque-là à défendre les intérêts nationaux ? N'est-il pas paradoxal de constater cette perte d'influence au moment où l'entreprise est en train de trouver une stabilité institutionnelle, financière et technique ?

L'étude de la modernisation du ministère des Armées est de ce fait stimulante pour déterminer la volonté de l'État à soutenir la naissance d'une industrie française de machines mécanographiques durant la crise des années 1930, pour apprécier la nature des relations entre la Compagnie et un de ses principaux clients, et pour mesurer l'attention que les constructeurs portent aux besoins de leurs clients. Cette reconstitution est l'occasion d'approfondir notre réflexion sur, d'une part, la capacité des constructeurs étrangers à s'insérer dans un marché difficile d'accès puisque public et, d'autre part, la propension de la Compagnie des machines Bull à tirer parti de sa qualité de constructeur national sur des marchés a priori moins concurrentiels.

1. Débuts de la mécanisation de l'Armée (1931-1936) : un soutien inconditionnel à la Compagnie

1.1. Une volonté de modernisation

1.1.1. René CARMILLE, principal promoteur de l'usage de la mécanographie dans les administrations

Polytechnicien, diplômé de l'École supérieure de Guerre, René CARMILLE, officier d'artillerie, entré dans le corps du contrôle de l'administration de l'Armée en 1924, est l'initiateur de l'équipement en matériel mécanographique de plusieurs services du ministère de la Guerre. Chargé d'étudier une réforme de la comptabilité des services de l'Artillerie, René CARMILLE3 travaille à la mise en place de méthodes permettant de remplacer certaines tâches administratives et comptables réalisées manuellement par l'utilisation de moyens techniques.

Convaincu que la mécanisation des services comptables est la meilleure réponse qui puisse être apportée à l'intensification des contrôles et à l'allègement des effectifs, il décide de promouvoir cette solution technique avec d'autant plus de conviction que le champ d'application de la technique mécanographique s'est élargi à la faveur d'innovations de matériel.

1.1.2. De nouvelles techniques pour mieux diriger et réduire les frais

Conçus à l'origine pour remédier au coût croissant et à l'allongement des délais de traitement des données du recensement décennal aux États-Unis, les systèmes mécanographiques deviennent accessibles aux services comptables des entreprises et des administrations dans les années 1920.

Les mutations techniques réalisées ces dernières années sont à l'origine de l'intérêt accru des administrations, des grosses entreprises (banques, compagnies d'assurance, compagnies de chemin de fer, firmes du secteur de l'électromécanique) engagées dans le traitement de grandes masses de données pour ces nouvelles machines. Avec la tabulatrice à compteurs additifs et la trieuse capable de sélectionner les cartes à partir d'une seule colonne à la fois, les utilisateurs effectuaient des classements relativement simples par catégorie et des comptages peu complexes, ces opérations étant souvent entrecoupées de nombreuses interventions manuelles. La création d'une tabulatrice de type balance effectuant les trois opérations arithmétiques (addition, soustraction et multiplication), dotée d'un système d'impression alphanumérique, l'automatisme de plus en plus étendu des poinçonneuses, la capacité des trieuses à sélectionner des cartes en retenant plusieurs critères à la fois, sont les progrès les plus significatifs avec la création de machines auxiliaires – multiplicatrice, vérificatrice, reproductrice – augmentant les fonctionnalités du système.

À la charnière des années 1920-1930, les performances et la fiabilité de ces technologies en gestation depuis deux ou trois ans, voire même dix ans, s'améliorent nettement pour attirer en masse de nouveaux clients. Ce système intéresse l'Armée essentiellement pour deux raisons.

  1. D'une part, le service équipé bénéficie désormais d'une source d'information statistique basée sur des faits davantage précis et récents. L'administration est capable de collecter, de traiter puis d'exploiter des masses de données que l'on n'avait pas tenté de rassembler ni d'analyser jusqu'à présent parce que de pareilles tâches requéraient de trop nombreuses opérations manuelles et dépassaient les possibilités des modèles précédents. Ainsi, les autorités militaires ne disposaient d'aucune statistique valable sur la répartition moyenne des différentes tailles des hommes, des informations pourtant indispensables pour l'établissement d'un plan de confection des uniformes. C'est désormais possible avec la mécanisation du service de l'Intendance militaire de l'habillement.
  2. D'autre part, ces perfectionnements techniques contribuent à simplifier les travaux de gestion et de comptabilité comme la tenue de stocks, la facturation, le suivi des commandes, la paie, la gestion des crédits, l'exécution du budget puisque l'établissement des états comptables peut être réalisé à moindre frais, avec une grande rapidité et un faible pourcentage d'erreur de transcription. L'usage de la mécanographie supprime la réalisation d'un nombre important de pièces manuscrites, dispense de tenir des comptabilités contradictoires comme la comptabilité des liquidations qui fait double emploi désormais avec celle des mandatements, de procéder à des recoupements longs, fastidieux, laissant parfois subsister des erreurs. Pour les hommes qui ont en charge la gestion du matériel, des finances et des effectifs, il est important de disposer d'une information exacte, d'évaluer plus en détail et dans des délais raccourcis les stocks de l'Armée répartis dans différentes régions et unités tout en diminuant les charges afférentes. Cela permet de suivre mensuellement l'évolution des dépenses du département de la Guerre4, de se départir de la tutelle des organismes auxquels elle doit rendre des comptes comme le ministère des Finances.

Enfin, les conditions d'acquisition du matériel mécanographique sont devenues très avantageuses grâce à la mise à disposition gratuite pendant trois mois du matériel et à l'offre d'un contrat de location renouvelable tous les ans.

1.2. Le temps des expériences

Si les services des armée.s américaine et allemande sont depuis plusieurs années déjà dotés de ces machines, l'essor de ces techniques est encore récent en France puisqu'en 1931 on compte seulement 210 machines mécanographiques installées sur un total de 1 800 en Europe.

L'acquisition de ces moyens techniques procure un avantage de coût et un gain de temps certain à condition de choisir l'équipement le plus adéquat.

1.2.1. Le service des Fabrications d'armement : une première et une exception

C'est au moment même où une unité de production de machines mécanographiques est créée en France, filiale de la société suisse H.W. Egli, que le ministère de la Guerre décide d'effectuer ses premiers essais pour équiper plusieurs de ses directions de matériels mécanographiques. Cependant, il s'adresse à la filiale française de vente d'IBM, la Société internationale des machines commerciales, qui possède un petit atelier de réparation à Vincennes pour équiper en 1932 l'atelier nécanographique du service des Fabrications d'armement de Puteaux d'une tabulatrice numérique travaillant à partir de cartes à 45 colonnes. En 1934, une seconde unité de la direction du matériel, l'atelier de construction de Bourges est équipée par la SIMC. Puis les deux installations fusionnent en 1936 en un centre unique de mécanographie, à Puteaux, pour effectuer les travaux de comptabilité et de statistiques de ces deux établissements.

L'absence de constructeur français ne semble pas nuire à l'adoption d'outils modernes de gestion. Ni les machines Bull sorties de l'usine installée en France, ni les machines Powers commercialisées par la SAMAS ne sont adoptées. La société H.W. Egli-Bull ne pourrait pas honorer la commande, démarrant à peine l'exploitation industrielle des brevets Bull dans son unité parisienne. Quant au représentant français de machines Powers, il dispose d'une gamme dont la technologie est encore rudimentaire puisqu'elle emploie des liaisons et connexions strictement mécaniques offrant un fonctionnement plus sûr mais ne permettant pas une expoitation aussi affinée des données.

L'usage de moyens mécanographiques ayant donné satisfaction, le ministère décide de poursuivre l'étude et même de l'étendre à plusieurs directions. Toutefois, si le premier matériel expérimenté est de conception américaine, cela constitue un exemple unique durant la première moitié des années trente.

1.2.2. La création de commissions d'étude

Une Commission générale d'étude d'application de la mécanographie réunissant des représentants de l'État-major de l'Armée, des directions de l'Administration centrale et du service de contrôle de l'administration est créée en novembre 1933 pour adopter des solutions communes à chacune des directions intéressées, pour choisir le matériel présenté à l'agrément du ministre. Sa compétence est reconnue pour les services des Poudres, de l'Artillerie, du Génie et de la Liquidation des transports. Par la suite, lorsqu' une nouvelle direction décide de s'équiper, une commission est spécialement créée à cet effet.

Les installations sont soumises à un processus d'expérimentation sous le contrôle de cette assemblée qui a auparavant élaboré le programme d'études. Elle rédige les clauses techniques et administratives du cahier des charges pour l'équipement définitif de l'atelier, elle évalue les besoins en personnel, elle réfléchit à l'aménagement donné à l'atelier et à la mise en place d'une nouvelle organisation comptable. Chaque expérience fait l'objet d'un rapport et leur réussite est mise en exergue de façon à surmonter les réticences manifestées par certaines directions. Il lui faut convaincre la direction de l'Infanterie qui avait initialement estimé dans une note du 3 février 1934 qu'« en raison des changements fréquents qui surviennent dans la situation des hommes des réserves, l'emploi de machines statistiques dans les bureaux de recrutement ne diminuera pas le travail qui incombe au personnel employé dans ces bureaux ; il ne fera que compliquer le travail actuel ; il sera très onéreux et ne permettra pas de réaliser la moindre économie. »

En outre, les membres des commissions recueillent des informations directement auprès des constructeurs en recevant leurs représentants. Ils étudient également les compte-rendus des missions techniques françaises envoyées par le service du Contrôle, par exemple à Berlin et à Londres en avril-mai 1935, pour connaître les moyens mis en place par les constructeurs étrangers.

1.2.3. L'extension des essais

En 1935, la Poudrerie nationale de Sevran-Livry, le parc régional de réparation et d'entretien du service de l'Artillerie à Vincennes et l'Etablissement central de radiotélégraphie militaire à Paris s'équipent de matériel mécanographique. En 1936, c'est au tour du service de la Liquidation des transports et de l'Administration centrale de mener pendant deux ans des expériences pratiques sur du matériel dans un central mécanographique à Paris5.


TABLE 1 – Ensembles mécanographiques6 en service au ministère de la Guerre au 1er février 1937; d'après Conquet.

Services Nombre
d'équipements
Fournisseurs
Fabrications d'armement
Poudres
Artillerie
Génie
Intendance
Administration centrale
6
2
1
1
1
1
SIMC
CMB
CMB
CMB
CMB
CMB

 

Au total, douze équipements, fournis pour moitié par Bull et par IBM, fonctionnent dans les centres mécanographiques en 1936. Mais, excepté les deux premiers ateliers créés au service des Fabrications d'armement à Puteaux et à Bourges, tous les autres services ont contracté des marchés avec la Compagnie des machines Bull, la société H.W. Egli-Bull ayant changé d'appellation en 1933 après que les actionnaires français ont pris plus de 50% de son capital.

Les essais durent en moyenne deux ans. L'atelier mécanographique prend le temps de tester toutes les possibilités du matériel. De son côté, la commission d'étude met à profit ce laps de temps pour fixer des méthodes de paye, établir des documents conformes à la réglementation des salaires et du régime des retraites par exemple.

1.3. Un marché captif

1.3.1. Bull, principal fournisseur

Le premier choix en faveur de la SlMC augure-t-il la mise à l'écart du jeune constructeur de ce marché public ? En fait, après 1934, l'Administration ne fait plus appel à la filiale française d'IBM. Le matériel de la Compagnie des machines Bull est systématiquement choisi pour équiper l'ensemble des autres services de l'Armée.

Dans le détail, on s'aperçoit que les cinq autres ateliers équipés par la Compagnie ne sont pas exclusivement dotés de matériel Bull. Le système mécanographique mis en place est parfois un panachage de matériels d'origines diverses. Ainsi, en février 1936, le chef de service de la Liquidation des transports signe un contrat de location comprenant la fourniture de trois poinçonneuses à main SAMAS-Powers par la Compagnie des machines Bull. Comme il existe un format de carte identique aux trois constructeurs, la carte à 45 colonnes les poinçonneuses des marques américaines Hollerith et Powers sont capables de perforer les cartes d'une tabulatrice Bull. D'ailleurs, il n'est pas rare, dans les ateliers de clients de la Compagnie, de voir fonctionner des tabulatrices Bull avec du matériel Powers qu'elle achète d'occasion.

1.3.2. Un choix selon des critères nationaux

C'est donc au moment où la filiale de la société suisse H.W. Egli s'émancipe de sa société mère pour tendre vers une totale indépendance que l'attribution prioritaire des marchés de l'Armée lui revient.

Un protectionnisme certain Le matériel Bull est généralement meilleur marché que le matériel IBM. Ce n'est pourtant pas un argument déterminant dans le cas présent puisque l'Armée conclut toujours un marché de gré à gré et réserve sa commande à Bull. En ne procédant à aucune adjudication, la Compagnie n'est pas mise en concurrence et le ministère ne peut donc retenir le constructeur le plus offrant.

Il privilégie le fournisseur local totalement indépendant financièrement et techniquement des Américains aux dépens du fabricant étranger. À l'exemple des premiers clients de Bull qui voyaient une possibilité de ne pas se soumettre aux contraintes commerciales imposées par les constructeurs américains, l'Armée saisit-elle l'aubaine de ne pas dépendre du matériel anglo-saxon ?

Jusqu'en 1931, les administrations et les entreprises françaises dépendent totalement des techniques étrangères pour le matériel mécanographique. Néanmoins, les commandes de matériel Bull par l'Armée ne révèlent ni l'incapacité des constructions américaines à répondre parfaitement aux besoins ni une volonté de se libérer des contraintes commerciales qu'elle jugerait trop restrictives, mais tout simplement, elle cherche à promouvoir une technologie nationale.

La volonté de négocier avec un constructeur français est suffisamment forte pour contrebalancer la présomption de qualité et de solidité financière qui joue en faveur d'IBM. Par des commandes systématiques, elle soutient le démarrage de la jeune firme française alors certainement moins compétitive par rapport à ses concurrents directs que sont la SIMC et la SAMAS.

Parmi les arguments que les membres de la commission avancent, peu ont ftrait aux qualités même de la machine. Lorsque le contrôleur de l'administration de l'Armée F. CONQUET, dans son rapport du 10 mars 1937 sur l'évolution des procédés mécanographiques dans les services de la Guerre, fait un bref rappel historique concernant la politique adoptée par le ministère pour le choix des fournisseurs, il reconnaît que le « Département de la Guerre a d'abord appliqué vis-à-vis de la Compagnie des machines Bull une politique nettement protectionniste. »

En adoptant cette politique, le ministère de la Guerre suit les instructions de la Présidence du Conseil qui enjoint aux collectivités et administrations publiques de passer des marchés exclusivement avec des firmes proposant des matéiels d'origine française. L'usage de matériel étranger doit être exceptionnel et soumis à l'autorisation du service de l'Économie nationale. Une circulaire signée du président du Conseil Pierre LAVAL du 24 décembre 1935 rappelle à toutes les administrations publiques ces directives « vue de la protection de la main-d'œuvre et l'industrie nationales ». Aussi, au même moment, en 1935, le matériel Bull est choisi pour remplacer l'ensemble des installations anglo-saxonnes du ministère des Finances.

Un soutien au démarrage fragile de la firme La création en 1931 de la société H.w.Egli-Bull répond à une volonté d'industrialiser en France des machines mises au point initialement par Fredrik Rosing BULL à partir de 1919 et modifiées depuis son décès en 1925 par un autre ingénieur norvégien, Knut Andreas KNUTSEN.

L'existence de la firme demeure précaire durant les premières années, car elle enregistre des pertes nettes durant tous les exercices de 1931 à 1935 ; et, ayant absorbé trop rapidement ses disponibilités, elle doit limiter les cadences de production, les frais d'études et les investissements commerciaux avant de trouver de nouvelles sources de financement pour grossir le volume de ses capitaux propres.

La réussite de Bull dans l'administration française est en partie due à la volonté de soutenir le démarrage de l'entreprise. Indubitablement, les machines Bull ne sont pas le matériel le plus perfectionné avec lequel elle entendait s'équiper. Alors que tous les autres constructeurs maîtrisent la technologie de l'impression et celle dite de la balance qui permet de réaliser trois des quatre opérations artihmétiques, la Compagnie, dans un premier temps, fait adopter partout dans ces ateliers un modèle ancien de tabulatrice et de trieuse avant de les remplacer progressivement par de nouveaux modèles plus conformes au cahier des charges. Cependant, ces nouvelles machines comme les tabulatrices ont besoin d'une plus grande surveillance de la part de l'opérateur pour déceler les défectuosités, modifier les réglages, tandis que le matériel ancien, dépourvu d'automatisme, immobilise davantage de personnel.

S'engager dans la fabrication de tous les éléments de la gamme et perfectionner toutes ses productions est un défi qu'elle ne peut relever, et le ministère en est conscient. Il reconnaît que les moyens financiers dont IBM dispose lui permettent de couvrir l'ensemble de la gamme des appareils mécanographiques et de travailler au développement de nouveaux modèles. Il n'en attend pas moins des progrès de la part de Bull. Perd-il confiance devant les pannes fréquentes, les retards de livriason ? Le ministère fait preuve de patience jusqu'à tant qu'une concurrence vive s'engage entre les trois constructeurs. Il est convaincu que la présence d'un tiers non anglo-saxon a incité les constructeurs à baisser les prix de vente ou de location des machines et à avancer aux clients des offres commerciales plus avantageuses afin de s'approprier le marché. Déjà par le passé, Bull avait bénéficié de la totale compréhension de plusieurs de ses clients.

En 1934, l'État met également en place une réglementation douanière qui pénalise les importations d'équipements mécanographiques. Sans ce soutien, CMB n'auriat pu s'implanter aussi fortement dans l'administration. L'avenir économique de la firme repose en partie sur la conquête des marchés publics, segment de marché en plein essor.

Le ministère principal porte-parole de Bull En sus des commandes du ministère dont elle bénéficie et des taxes douanières qui grèvent les importations, comment le ministère peut-il intervenir en sa faveur ? La détermination des actionnaires français à soutenir une initiative capable de créer une brèche dans le monopole américain est appréciée par les Pouvoirs publics, mais l'État se refuse à engager directement des capitaux dans la firme française. Législateur et ample passeur de commandes, il ne l'aide pas véritablement à devenir solvable.

Si la Compagnie des machines Bull n'a pas attendu l'intervention de l'État pour croître, désormais, elle l'encourage fortement. Etayer le démarrage de Bull au moment où la Compagnie menace de disparaître ou de perdre son indépendance serait un adjuvant indispensable pour installer définitivement sur le marché une ligne de produits français. L'extension des capacités financières de la firme, tant pour dilater la solvabilité de l'entreprise que pour faciliter l'obtention de crédits bancaires, suppose au préalable ou simultanément un engagement ferme de l'État. Et la capacité de la firme à convaincre une société de prendre la majorité des actions en serait décuplée. En juin 1935, les dirigeants de la Compagnie se réjouissent d'avoir obtenu de la Banque de France l'ouverture d'un crédit de 0,01 MF, mais ils s'irritent de l'attitude des banques qui refusent toujours d'accorder au fabricant des crédits à moyen terme et un renouvellement des traites à court terme ainsi que de la crainte persistante des capitalistes français à s'engager directement dans l'entreprise en prenant une participation. Cette influence auprès des services intéressés l'exerce-t-elle avec succès ?

Le Département de la Guerre est le principal relais entre les bureaux du ministère du Commerce et la Compagnie. René CARMILLE, qui s'efforce de plaider sa cause auprès du ministère, préconise l'engagement d'un gros client de Bull dans le capital du constructeur afin de le porter de 0,11 MF à 0,25 ou 0,30 MF. Il s'inspîre de la réussite de la Powers Accounting Machine Company of Great Britain devenue la SAMAS-Powers depuis sa prise de contrôle par la compagnie anglaise d'assurances Prudential en 1919. La Compagnie française aurait ainsi les moyens « d'épuiser sérieusement un service de recherches, de recruter à cet effet les hommes nécessaires et d'augmenter la production de séries et d'avoir un fonds de roulement suffisant pour éviter les artifices de financement auxquels la Compagnie a dû avoir recours depuis plusieurs années. »7 Peut-on reproduire à l'identique ce succès?

En période de crise économique et de larges déficits des comptes public, le ministère de la Guerre avance deux arguments auprès des services concernés du ministère du Commerce (Service de l'économie nationale) et de la Présidence du Conseil (secrétariat général) pour appuyer ses thèses. Le maintien de l'indépendance de l'entreprise française, souvent la moins disante des trois, est une source d'économie d'investissements et de frais généraux pour l'Administratin, l'Armée en particulier. Mais il n'hésite pas à élargir son argumentation en faisant porter l'attention sur les conséquences pour l'emploi d'une disparition de la 1a Compagnie. En outre, « il est bien possible que si la Compagnie Bull disparaissait, la Société Hollerith française fût un peu moins pressée de monter en France toute la gamme de ses fabrications. Nous ne croyons certes pas qu'elle arrêterait les travaux qui sont en cours à Vincennes, mais peut-être se bornerait-elle aux seules fabrications du type commercial courant et réduirait-elle ainsi l'appel qu'elle est en train de faire à la main-d'œuvre qualifiée française. »8 C'est à la suite de son intervention et sur la base d'un rapport de la Compagnie remis le 25 mai 1935 rappelant sa situation que le département du Commerce écrit aux dirigeants de grandes entreprises françaises de la métallurgie et des mines, de la mécanique, de la production d'électricité, du secteur de l'assurance et des compagnies de chemin de fer « pour leur signaler l'intérêt qu'il y aurait à soutenir et à développer l'effort national de construction de machines mécanographiques. »9

Finalement, Bull obtient aucun engagement de l'État pour gonfler ses ressources. En effet, il n'existe aucun programme d'aide financière à l'investissement des entreprises moyennes. Le constructeur français de machines mécanographiques n'est pas le premier à solliciter les Pouvoirs publics : la Société Anonyme des Automobiles Citroën (S.A.A.C), en proie à une crise de trésorerie, a fait démarches analogues à celles de la CMB, sans obtenir plus de succès.

Les Pouvoirs publics ont l'intention de voir subsister en France une société de construction de machines à statistique française, mais il faut reconnaître que du point de vue de l'État, l'enjeu semble dérisoire car le contrôle par des capitaux étrangers d'un constructeur mécanographique n'ayant pas encore fait ses preuves ne parait pas constituer un risque majeur pour la défense nationale et la réussite de la modernisation des entreprises et administrations françaises.

1.3.3. La promesse de progrès techniques

_ ~t, qui souhaite faire usage d'un matériel perfectionné, ne peut être pleine=~ :::atisfait des solutions proposées par Bull. Très compréhensif dans l'immé.;::.r. ::. ne l'élimine pas du marché et accepte temporairement un matériel périmé. ~ .:irigeants de la Compagnie se réjouissent de cette impulsion étatique, mais en 'ê" ~..:he, l'entreprise doit montrer sa capacité à affirmer ses qualités techniques. -=-~..:5 cous ses contrats avec l'Armée, la Compagnie s'engage à échanger gratuite=~ les anciens modèles contre des nouveaux, actuellement en cours d'étude ou :..r: .:3brication. ''''::;;':--:. Bull remplace sans frais supplémentaire les poinçonneuses SAMAs-Powers .::... senice des Liquidations des transports par du matériel Bull. Lorsque l'établis~ent central du matériel de radiotélégraphie militaire se prononce pour la loca=-~ ~e r installation après une période d'essai de trois mois, il signe une conven.:. ~ 3.',ec le constructeur, précisant qu'à la demande du client, .. les machines de--; ';,re IIlllllies (...) des derniers peljectionnements réalisés au cours de l'année 1935 :-id..-1J/, p. 65. :~-1J/_ p_ 60. 15 -~__.n...o...n-.:;r---r} ;igne un contrat d'achat de ce même matériel prévoyant d'échanger la tabulatrice [ 50 alphanumérique par la nouvelle génération de tabulatrice à soustraction. Dè:ô ors que le matériel installé est de conception ancienne, les conventions de locaion et contrats d'achat proposés par Bull renferment une clause faisant obligation lU constructeur de changer le matériel pour installer des machines de conception )lus récente à condition que celui-ci offre plus de fonctionnalités sans diminuer a vitesse de traitement. Juisqu'elle doit inscrire cette clause dans la majorité des contrats, il est indéniable lue la firme souffre d'un retard technique. C est en cela qu'elle bénéficie de la :ompréhension du ministère qui accepte que la Compagnie installe temporairenent des modèles désuets ou inachevés. La situation financière de la firme est :ertainement un frein à sa câpacité d'innovation. Ainsi, le service d'études de Bull )Orte principalement son effort sur la tabulatrice en concevant successivement luatre nouveaux modèles entre 1931 et 1936. Parfaitement convaincue des choix echniques à effectuer, elle maintient son offre de machines auxiliaires qu'elle sait )bsolètes, elle retarde la livraison et la sortie de nouvelles tabulatrices pour amorir suffisamment les modèles précédents et maîtriser les techniques les plus perectionnées. l.4. La Compagnie critiquée 1.4.1. Des plaintes des concurrents BM proteste contre l'accaparement des marchés par la CMB. Elle se plaint d'être nise à l'écart selon des critères qui n'obéissent pas aux règles habituelles de la :oncurrence. Ses dirigeants pensent que d'autres motivations interfèrent dans e choix définitif en constatant que le ministère choisit systématiquement de ravailler avec Bull malgré le retard technique patent, l'insuffisance de mise LU point du matériel nouveau, et l'indéniable étroitesse de la gamme. L'audace l'installer du matériel mécanographique Bull, constructeur qui se trouve dans 'impossibilité de présenter une gamme complète de matériel moderne dans les ocaux de l'Armée, est vivement dénoncée auprès des services commanditaires lu matériel. ; argument selon lequel le ministère ne souhaite pas être tributaire des matériels )roposés par les compagnies anglo-saxonnes qui occupent une position de quasi nonopole dans le monde perd de sa force dès lors que les conditions des contrats les constructeurs se rapprochent les unes des autres jusqu'à devenir similaires location avec une période gratuite d'essais de trois mois et une garantie d'un an). "a volonté de donner la préférence à un constructeur national est décriée. La mise ~n perspective des résultats des firmes anglo-saxonnes et des performances de 10. Convention entre l'administration de la GuelTe et la Compagnie des machines Bnll relative à la loca, ion de machines mécanographiques à installer dans les locaux de l'Etablissement central du matériel le la radiotélégraphie militaire du 5 octobre 1934. Dossier clients. Archives du CIHB. leur matériel avec ceux de Bull leur paraît en tous points favorables. Entreprise pionnière de l'industrie mécanographique, IBM dispose en 1935 de sept usines dans le monde de plus d'un millier de personnes chacune, de 20 000 références internationales, d'une expérience industrielle de plus de 30 ans. :;"'es constructeurs de machines Hollerith et Powers ont acquis une formidable avance industrielle et commerciale dans les années 1920: ils ont ainsi complè-tement couvert les besoins des administrations et industriels français depuis la première installation Hollerith louée par le gouvernement français pour l'exploi-cation des données du recensement professionnel de 1896 jusqu'à l'installation .:.e l'usine de la société H. W. Egli-Bull à Paris en 1931. Chacun d'eux, IBM et 3:\MAS-POwers, a mis en place une filiale en France pour commercialiser et assu-rer l'après-vente._La filiale française d'IBM possède même un effectif une fois et iemie supérieur à celui de CMB en 1935. L'absence de référence de la Compagnie au sein de bureaux du ministère des Armées à l'étranger, le nombre encore ::elativement faible d'installations Bull en fonctionnement ne semblent pas être un handicap majeur. IBM clame en vain la réussite de sa stratégie commerciale, ::nais ses arguments ne sont guère pris en compte. . J. ) Une entière satisfaction des utilisateurs? ~quipé de matériel mécanographique IBM dès 1932, le service des Fabrications .: armement est le plus avancé dans l'application de ces techniques au départe-Zlent de la Guerre. Il enregistre un gain de temps et une économie de personnel ?our exécuter les travaux comptables: ces deux avantages se conjuguent pour .:onner satisfaction aux militaires. Mais IBM est seule à même de lui fournir 'èL.'le installation complète permettant de réaliser à échéance très rapprochée des .=antrôles pour la répartition des frais généraux et des commandes, de calculer :c prix de revient des établissements de fabrication d'armement. ~':e construisant ni calculatrice, ni reproductrice, et commercialisant seulement ies machines auxiliaires offrant des possibilités de travail très rudimentaires, :a Compagnie des machines Bull propose du matériel d'autres constructeurs pour ::emplir toutes les conditions du cahier des charges. Soit elle complète sa gamme e;-! achetant du matériel d'occasion de la SAMAS-Powers comme c'est le cas au Sèr\ice de Liquidation des transports, soit elle assemble des machines de bureau .Fec des équipements mécanographiques à cartes perforées. N'ayant pas encore :cnis en production un modèle de poinçonneuse imprimante, elle connecte une ::1achine à écrire de la marque Boutet à une poinçonneuse à relais électrique 3ull au service de l'Artillerie. De même, elle pallie l'absence de la tabulatrice imprimante et de la multiplicatrice au service du Génie en opérant la liaison de la ex>inconneuse Bull et de la machine à écrire Boutet avec une calculatrice Madas. - > :=ela ne peut être qu'un palliatif à une défaillance du système imprimant. -:...a poinçonneuse à main Bull est d'un usage peu commode, mettant à mal la ,ension nerveuse des opératrices-vérificatrices à cause de la pénibilité du travail ie lecture et des mouvements des doigts sur le clavier. Fin 1935, début 1936, les

 
Notice biographique de l'auteur

Étudiant...
 

Notes

  1. Filiale française d'IBM
  2. Représentant français des machines construites par la société anglaise SAMAS-Powers Accounting Machines Ltd.
  3. Il est l'auteur de plusieurs rapports, d'un ouvrage – René CARMILLE, La mécanographie dans les administrations, Paris, Sirey, 1936 – dans lesquels il expose les principes d'utilisation des procédés mécanographiques dans l'Armée. On trouvera dans ces actes du Quatrième colloque sur l'histoire de l'informatique un article où il est longuement question de René CARMILLE : Jean Ballereau, « L'utilisation de la mécanographie au département de la Guerre entre 1930 et 1957 ».
  4. Antérieurement à l'adoption des machines mécanographiques, les comptes par ordonnateur et par chapitres n'étaient connus que sept ou huit mois après la clôture de l'exercice.
  5. Une période d'essais de trois mois précède toujours la signature d'une convention pour louer du matériel.
  6. Un équipement ou un ensemble mécanographique désigne un groupe de machines composé d'une tabulatrice, d'une trieuse et de poinçonneuses.
  7. Rapport de René CARMILLE, Fabrications de machines à statistiques et situation particulière de l'industrie française en cette matière, 11 juin 1935, p. 60.
  8. Rapport de René CARMILLE, Fabrications de machines à statistiques et situation particulière de l'industrie française en cette matière, 11 juin 1935, p. 65.
  9. Rapport de René CARMILLE, Fabrications de machines à statistiques et situation particulière de l'industrie française en cette matière, 11 juin 1935, p. 60.

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