Extrait de Colloque sur l'Histoire de l'Informatique en France, Actes édités par Philippe Chatelin, 2 volumes (461+428 p.), tome 1, p. 11-12 ; Grenoble, mars 1988 ; ISBN 2-9502887-0-7

Message de Louis Néel
Prix Nobel de Physique

Mesdames, Messieurs,

À une époque à laquelle l'informatique, malgré sa grande jeunesse, a investi la majeure partie de nos activités, l'idée s'imposait d'organiser un colloque sur son histoire. C'était la meilleure qui soit et e nombre de ceux oui s'y sont intéressés et l'ont mené à bien suffit à le prouver.

Lorsqu'en 1950, à l'occasion du premier grand Congrès International de Magnétisme organisé après la guerre, ici même à Grenoble, Shockley est venu me montrer les premiers transistors qu'il venait de découvrir et de fabriquer avec le concours de Bardeen et de Brattain, j'étais loin de penser à la révolution qu'ils apporteraient. Depuis et dans tous les domaines, leurs descendants ont changé nos méthodes de travail et jusqu'à nos modes de penser, qu'il s'agisse des scientifiques, des ingénieurs, des commerçants ou des banquiers. Même les poètes et les artistes sont atteints mais la valeur des résultats reste encore à confirmer.

Avec les moyens de l'époque, l'énergie d'une grande centrale nucléaire et quelques milliards de francs n'auraient pas permis d'atteindre la puissance de calcul d'un bon ordinateur d'aujourd'hui, sans compter bien sûr leur manque de fiabilité qui les auraient rendus inutilisables.

Je regrette pour ma part que ces développements soient venus aussi tard. En effet, en 1938, après avoir donné une interprétation théorique de la curieuse variation de la chaleur spécifique du nickel au voisinage du point de Curie, j'ai passé deux mois de vacances. matin et soir, à tourner la manivelle d'une machine à calculer afin de comparer mes résultats à l'expérience. Aujourd'hui, quelques minutes pour le programme et quelques secondes de calcul auraient suffi pour me délivrer de tout souci.

J'ai suivi à Grenoble les étapes de la naissance et de la jeunesse de l'Informatique, j'ai essayé de les favoriser dans la mesure des moyens mis à ma disposition, mais je crois inutile d'insister davantage sur ce point qui sera certainement largement repris au cours de ces journées.

En ce qui concerne le présent et l'avenir, je voudrais cependant attirer l'attention sur quelques points. Le premier concerne l'intégration de composants dans des espaces de plus en plus petits. L'existence d'une énergie d'agitation thermique, kT/2 par degré de liberté, exige par exemple de donner à l'élément unitaire d'une mémoire magnétique un volume minimal, à peu près proportionnel à la température absolue. D'autre part, les espoirs de disposer bientôt de supraconducteurs à température critique élevée permettent d'envisager des intégrations encore plus poussées puisque les problèmes d'échauffement auront disparu. Cela ne doit pas faire oublier que de toutes façons. il restera intéressant d'opérer à des basses températures pour diminuer les effets perturbateurs de l'agitation thermique.

Une seconde remarque concerne l'intérêt que les jeunes portent à l'informatique et la crainte de les voir se détourner des mathématiques. Même aux niveaux les plus élevés, alors que es ordinateurs permettent de résoudre numériquement des problèmes de plus en plus difficiles, il ne faudrait pas négliger la recherche de méthodes mathématiques plus puissantes. Or certains observateurs ont noté que, là où on ne disposait pas de grands ordinateurs. le niveau mathématique des chercheurs et des ingénieurs tendance avait tendance à être plus élevé.

Un dernier point concerne les bons ouvrages d'enseignement de l'informatique à tous les niveaux, en langue française : ils sont beaucoup trop rares. La situation est un peu analogue à celle que nous avons connue en France vers 1930 dans un domaine différent : le manque d'exposés de valeur sur la mécanique quantique en a retardé le développement. Je n'ignore pas les difficultés d'écrire sur des sujets en rapide évolution, mais comme l'informatique a devant elle des décennies de nouveaux et grands progrès, il ne me semble pas possible d'attendre si longtemps avant de rédiger des ouvrages de grandes qualités pédagogiques tant sur l'informatique théorique que sur les ordinateurs et leur architecture. Nous possédons pour les écrire une pléiade d'excellents spécialistes dont beaucoup sont de remarquables professeurs. Nos responsables de l'enseignement et de la recherche devraient faciliter leur tâche.

Mais je ne voudrais pas retarder davantage le commencement des séances de ce colloque auquel je souhaite un succès complet et un large rayonnement. Je remercie aussi et je félicite tous ceux qui ont assumé la lourde tâche de son organisation, tant au Comité Scientifique qu'au Comité d'Organisation. Je n'ai qu'un regret, celui de ne pas avoir été en mesure de prendre part à vos travaux.

[Haut de cet article – This paper Top] – Septembre 2006
[Conférences Histoire de l'Informatique][ACONIT]